Les jours où je suis bon, je vais rendre visite à madame de Sainte-Sombre. Il est étonnant comme je suis, malgré moi, différent pour chacun de mes amis. Avec Dolly, je deviens volontiers entêté, cruel. Pour mes parents je reste un enfant hésitant et susceptible. Mais madame de Sainte-Sombre me croit généreux et franc. Elle m’appelle son cowboy. Elle m’a donné sa confiance, et en vérité, quand je la vois, mon cœur est si gonflé que je n’y sens plus de plis. Toutes mes manies, toutes mes habitudes que je défends jalousement contre les autres, je les lui abandonne : peu m’importe, avec elle, qu’on mette trois morceaux de sucre dans mon café, qu’on allume ma cigarette avec une allumette soufrée, qu’il y ait des huîtres cuites dans la timbale milanaise. Cela n’arrive d’ailleurs jamais, elle a le plus classique des maîtres d’hôtels.

Je ne sais si elle est malheureuse, si elle l’a été. Mais elle possède cette beauté altière et résignée à laquelle doivent s’attaquer, si elles existent, les forces du mal. C’est à elle que je pense en lisant les histoires démoniaques de ces petites résidences allemandes, où, soudain, inconnue de tous et pourtant invitée du prince, logée dans la chambre dont les glaces sont roses, les lustres en vrai papier mâché, dont les trumeaux illustrent la vie d’un perroquet chinois, écuyère intrépide, cheveux noirs, yeux bleus, arrive une étrangère. On la fête avec passion. Mais au bout de quelques semaines, tous les officiers de la maison, un à un, se suicident. Le fiancé de la princesse héritière se noie. Et l’on découvre qu’un mendiant, haut de huit pieds, avec tant de rides croisées sur son visage qu’un oiseau de nuit semble l’avoir piétiné, distribue aux jeunes gens des miroirs damnés où l’image de l’inconnue s’anime selon les heures. Elle s’enfuit...

Toujours étonnée et fervente, toujours tranquille et attendrie, madame de Sainte-Sombre me tend la main. Avec ses yeux immenses, elle ne peut pourtant regarder que de face. Chaque fois qu’elle dit un mot, elle tourne vers moi un visage éclatant qui vacille encore une minute après le moindre sourire, comme un rameau d’où l’oiseau vient de s’envoler.

– Vous arrivez à temps, me dit-elle, je pars ce soir pour le Midi. Vous m’accompagnez à la gare. Prenez votre thé. D’où venez-vous ? Qu’avez-vous fait hier, avant-hier, et tous ces trois mois où vous étiez invisible ?

Elle interroge avec tant d’intérêt, si disposée à croire des choses inouïes que j’ai honte de ma vie où il n’arrive rien et qu’à chaque visite j’invente une aventure : l’aviateur qui s’est tué était mon ami, il devait me prendre à son bord aujourd’hui même ; j’arrive en retard parce que je me suis colleté avec un voiturier qui maltraitait ses chevaux. Quelle ovation m’a faite la foule ! Parfois encore je laisse entendre que l’on veut me marier. Intriguée, elle me questionne. Je choisis en pensée, parmi les jeunes filles que je connais, la plus riche, la plus belle, et, après avoir fait son portrait, je prétends refuser sa main. Elle insiste pour que j’accepte : elle viendrait dîner chez nous un jour par semaine ; elle nous prêterait son argenterie les premières fois. Je m’entête à refuser. Je souris avec amertume. Pour changer, je parle duel, suicide. Si elle a seulement deux amis comme moi, la vie des hommes doit lui sembler un combat perpétuel. Et je ne mens pas en me déguisant ainsi. Je triche à peine. Je transpose simplement, en son honneur, d’une gamme, toute ma vie.

– Pourquoi êtes-vous triste, Jacques ?

Je ne suis pas triste. Je suis même gai à tirer les sonnettes dans la rue, mais je ne la ferai pas mentir.

– Il paraît que je suis méchant. Tout le monde me le répète depuis une semaine. Consolez-moi. Guérissez-moi.

– Ayez un ami.

– J’en ai un. C’est lui qui a découvert que je n’ai pas de cœur.

– Ayez une amie.

– J’en ai une. Je ne l’aime pas. On m’assure que je suis égoïste.

Ce mot la fait sourire. C’est le seul défaut qu’elle ne m’eût jamais prêté. Je suis certes un étourdi. Je suis probablement un sauvage : je joue au rugby, au baseball, au golf ; je querelle parfois ses hôtes ; insoucieux de la politesse, j’ai défendu contre un de ses vieux cousins, président des compagnies de caoutchouc réunies, les nègres des deux Congo... Mais mes yeux sont humbles, tendres, innocents.

– Je veux vous marier, conclut-elle.

Je ne réponds point.

– Avec qui ? Avec Miss Spottiswood. De profil, c’est la plus belle Américaine de Paris. Vous ne l’avez vue que de face ? De face, elle vient encore troisième ou quatrième. Elle est riche... Vous lui plaisez.

Indifférent en apparence, je m’accoude à la fenêtre. Les remorqueurs, panachés de fumée, ont un reflet en longueur dans l’eau, une ombre en hauteur dans le ciel. Le soleil interdit à mes yeux tout l’Occident, mais on peut regarder, vers l’Est, le petit croissant de lune en toute sécurité, sans craindre que le regard ne pose ensuite, sur tout objet, des croissants. Je vois cependant un peu plus d’argent sur les prunelles de mon amie, un peu plus de nacre à ses mains.

Elle se tait. Le temps auprès d’elle est comme l’eau de ces sources qui se cristallise à la lumière. La minute qui vient de s’écouler est déjà un souvenir. Elle s’ordonne, dans le passé, parmi les minutes qui apportèrent les mêmes émotions, déjà très éloignée, déjà regrettée. Vous souvenez-vous, ai-je envie de lui dire, tout à l’heure, quand vous parliez, vous avez fermé les yeux. Ils ne sont point encore ouverts. Et le thé, quand il vous a surprise. Vous souvenez-vous ? Il était encore bouillant. Et le prince-fiancé, quand il vous vit, dans le miroir démoniaque, découvrir lentement votre gorge, vous étendre mollement sur le sofa indou ?

– Le train part à cinq heures, dit-elle enfin. Il est tard... Il est temps.

Je m’offre à suivre la voiture au trot, la malle sur mes épaules. Mais son visage se compose si gravement que je me tais.

– Parlez-moi franchement, demande-t-elle. Regardez-moi.

Je me prépare à la regarder avec étonnement. Je feins de ne l’avoir jamais vue, de découvrir un à un ses yeux, ses oreilles. Cet ourlé à ses lèvres, c’est de l’ouvrage neuf ? De la main, elle m’arrête.

– Suis-je plus pâle qu’autrefois ?

Elle a été très pâle tout l’après-midi. Maintenant elle a le sang aux pommettes. Parlons franchement :

– Non, vous êtes plus rouge. Vos joues sont en feu.

– C’est bien cela ; plus rouge ou plus pâle. Partons.

Le soleil n’est pas couché. Mais il n’est plus qu’un clou doré auquel est suspendue une hirondelle. L’automobile, au long des quais, soulève l’ombre des platanes, en secoue les taches de jour, les rejette. Un cheval bâille, un enfant pleure. Qu’ont donc aujourd’hui tous les hommes à regarder la terre, tous les animaux à regarder le ciel ?

– Je vous aimerai infiniment, Madame de Saint-Sombre, dans dix ans, dans douze ans.

Elle n’a pas souri. Elle demande :

– Et maintenant ?

– Maintenant, vous êtes trop douce, trop paisible, j’ai peur. Maintenant, aussi vous ne répondez jamais aux lettres. Le jour où je pense trop profondément à vous, je vous écris. Toute la semaine qui suit, j’attends fiévreusement une réponse. Dès que ma concierge m’annonce, par un coup de sonnette, qu’elle a glissé mon courrier sous la porte, je me précipite à travers l’appartement, tout nu. Je ramasse mes lettres et je n’y reconnais jamais votre écriture. Alors, je blasphème. Je me recouche de dépit. Je tiens tout haut sur vous des propos sacrilèges.

Je continue à bavarder ainsi, d’abondance. J’affecte d’avoir réfléchi des heures entières à mes phrases, alors que j’improvise. Quand je reconnais à la forme de son sourire que j’ai touché juste, j’insiste.

– Maintenant, enfin, il y a quelque chose de trop discret et de trop souffrant dans votre personne. Porter tout le jour ce sourire douloureux, c’est ressembler à l’élégant qui met déjà un œillet à la boutonnière de son pyjama. On se dit, à vous voir, que vous vous êtes donnée, jeune fille, à un lieutenant de vaisseau, qui depuis ne vous a plus écrit. On se dit que Monsieur de Sainte-Sombre avait les vices les plus étranges, et qu’il vous maltraitait. Avouez-le moi : il collectionnait les miniatures persanes, les tabatières à secret... Miss Spottiswood est-elle gentille ?

– Il faut l’épouser. Elle est grande. Elle est très riche, un peu égoïste peut-être...

Je ne sais quelle manie ont les gens de vouloir que les autres soient égoïstes. Voilà que madame de Sainte-Sombre elle-même s’en mêle.

– Il faut l’épouser. Je voudrais tant vous savoir heureux, avant...

– Avant quoi ? Avant le départ du train ?

Un moucheron ivre va de trottoir en trottoir. L’avenue n’est pas assez large. Il bourdonne autour du front de ma compagne. Je l’assomme. Madame de Sainte-Sombre ne laisse point retomber ma main. Elle la retient, elle la presse avec effusion.

– Mon ami qui devinez tout. Regardez-moi donc, enfin ! Devinez !

Sur les larmes flottent ses prunelles en détresse, pauvres bouées.

– Vous aimez quelqu’un ?

– Jacques, ne me torturez pas.

Ce ne peut être qu’elle m’aime. Je serais ridicule.

– Jacques, cher ami, seul ami, je crois que je vais mourir. Mon médecin ne veut pas l’avouer. Mais je tousse, je souffre. Dans un mois, je serai sous un suaire, livide.

– Mon amie, à quoi pensez-vous ?

– Dans un mois, je serai sous une pierre. Mon chagrin est profond. Je me réjouis de le trouver si sincère.

– Dans un mois, ce sera l’automne, nous ferons nos grandes promenades.

Elle hausse dédaigneusement les épaules, soupire comme si elle était seule, regarde devant nous avec souffrance. Je me tais.

Le campanile de la gare hausse peu à peu son cadran gigantesque. Je ne sais, l’avouerai-je, je ne sais pourquoi le chagrin de madame de Sainte-Sombre me paraît lui aussi avancer sur l’heure véritable. Le geste méprisant qu’elle a eu, malgré elle, pour mes consolations ne m’a certes pas humilié. Mais je lui en veux de regarder la mort avec l’obstination et la gravité d’un enfant qui croit avoir surpris un secret. Je suis gêné aussi de l’entendre exprimer son désespoir par ses phrases un peu pathétiques. Admirablement simple dans son vêtement, dans son accueil, dans son goût, elle parle ou se tait avec emphase, dès qu’elle est émue. Ses yeux deviennent tragiques, ses phrases nobles et poncives. Elle embrasse ardemment les personnes en deuil. Elle a parfois dans son langage un réalisme de mauvais aloi. – Il n’est plus que pourriture, disait-elle d’un ami mort récemment. Un jour où nous passions devant une boutique, au quartier latin, elle s’arrêta devant les squelettes ; moi, je considère ces ossements comme des figures de convention, n’ayant aucun rapport avec ce que nous sommes, comme des spectres ajourés. Elle murmura, enfantinement : – J’en porte un en moi. Touchez ma main. J’éprouvai, à l’entendre, le malaise que donne la vue d’une femme trop décolletée. Pourvu qu’elle n’aille pas me dire, maintenant : – Dans un mois je ne serai plus que pourriture.

– Vous allez pleurer, Jacques ? Essuyez-vous les yeux avec ce mouchoir. Gardez-le. Vous prendrez aussi le petit Rubens de mon cabinet de toilette. C’était votre ami... Voilà la gare. Ne parlez point. Miss Spottiswood est là. Vous savez mon dernier vœu.

Chère madame de Sainte-Sombre ! Comme je lui suis reconnaissant de son sourire, de son hypocrite tranquillité. Nous voici sur le quai. Que de monde ! Que viennent donc attendre tous ces gens d’un train qui part ? Du coupé, mon amie donne la main à ma future fiancée. J’allais oublier de lui rendre son billet, son sac, les parapluies, ses fourrures. Et nous attendons, nos trois sourires se mêlant. Et c’est l’heure. Le train ne change pas de place. Il semble seulement trépider. Il se brouille. Il disparaît. Madame de Sainte-Sombre s’est trompée : au lieu de partir dans l’espace, elle a pris le convoi qui s’en allait dans le temps.